« Imminente ». Tel est l’adjectif utilisé le samedi 6 juillet 2024 par Luc Rémond, PDF d’EDF pour annoncer la première réaction de fission nucléaire du réacteur de l’EPR de Flamanville. Sa mise en service est attendue cet été, après l’autorisation accordée le 7 mai 2024 par l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN).
Réacteur nucléaire le plus puissant du monde, l’EPR est une version performante et sécurisée des réacteurs à eau pressurisée de deuxième génération. Sa construction intègre tous les progrès récents en matière de sûreté, de réduction d’impact environnemental et de performance technique pour une production d’électricité sûre, compétitive et bas carbone.
Après sa mise en service, la France sera le troisième pays au monde à disposer d’un EPR, après la Chine et la Finlande. Entre espoirs, oppositions, retards et dérives financières, plongée dans l’histoire troublée de la construction de l’EPR de Flamanville.
EPR de Flamanville : la genèse du projet
À la fin du XXe siècle, la question du renouvellement du parc nucléaire français commence à se poser. La consommation d’énergie ne cesse de croître.
L’enjeu environnemental s’invite sur la scène internationale, avec la signature en 1997 du protocole de Kyoto. C’est dans ce contexte qu’est conçu l’EPR, un réacteur nucléaire plus sûr, rentable et bas carbone.
Qu’est-ce qu’un EPR ?
EPR signifie European Pressurized Reactor, traduit en français par "réacteur pressurisé européen". Cette technologie évolutionnaire de troisième génération a été conçue dans les années 1990 dans le cadre d’un partenariat entre la France et l’Allemagne.
Réacteur nucléaire à eau pressurisée (REP), l’EPR ne représente pas une rupture technologique. Il fonctionne sur le même principe que les centrales nucléaires de deuxième génération. La fission des atomes d’uranium produit de la chaleur. Celle-ci transforme l’eau en vapeur pour actionner une turbine et produire de l’électricité.
Pourquoi le choix de la technologie EPR ?
Dans les années 1990, l’EPR semble le candidat idéal pour renouveler le parc nucléaire français.
Version moderne des réacteurs à eau pressurisés (REP) déjà en fonctionnement en France, l’EPR est adapté aux sites nucléaires et infrastructures électriques existantes.
Avec 1600 MW de capacité, il est plus puissant et plus rentable. Selon EDF, l’EPR pourrait « produire 22 % de plus d’électricité qu’un réacteur traditionnel à partir de la même quantité de combustible nucléaire ».
Avec ses systèmes redondants de sûreté et son épaisse enveloppe de confinement en béton, l’EPR est enfin plus sécurisé que son grand frère de deuxième génération. Sa durée de vie est estimée à 60 ans, soit 20 ans de plus que les centrales nucléaires actuelles.
La chronologie du projet d’EPR à Flamanville
L’EPR vise trois objectifs : renforcer la sûreté nucléaire, améliorer la rentabilité économique des centrales, réduire l’impact environnemental de la production électrique.
Le projet d’EPR a été initié en 1989 par Framatome et Siemens, rejoints par EDF et ses homologues allemands. Mais la France n’est pas encore prête à cette évolution.
En 1999, le gouvernement dirigé par Lionel Jospin refuse la création d’un EPR en France. Dans les années 2000, un changement de majorité politique ouvre la voie à sa construction.
Après de longues années consacrées à l’analyse des objectifs de sûreté, le décret d’autorisation de création du réacteur nucléaire de Flamanville 3 est publié en avril 2007. Les travaux démarrent fin 2007 pour une mise en service prévue en 2012.
Après de nombreux défis posés par la construction, l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) donna le 7 mai 2024 son feu vert pour la mise en service, avec 12 ans de retard.
Pourquoi l’EPR à Flamanville ?
Située en Normandie, la centrale nucléaire de Flamanville a été mise en service dès 1985. Deux réacteurs nucléaires de deuxième génération produisent chaque année entre 15 à 17 GWh.
À son origine, le site est conçu pour accueillir quatre réacteurs, ce qui offre la superficie nécessaire à la construction du nouvel EPR. Le site présente un second atout : sa proximité avec la mer, facilitant l’accès à une source de refroidissement. Même en temps de canicule, l’eau de mer maintient une température adaptée à l’usage du nucléaire, sans contrainte de débit.
L’EPR de Flamanville, le cauchemar d’EDF ?
Tête de série et prototype, l’EPR de Flamanville a rencontré de nombreux obstacles. D’une durée initiale de 5 ans, le chantier aura duré 17 ans pour construire un EPR sécurisé et robuste, répondant aux critères de sûreté de l’ASN.
L’EPR de Flamanville : des innovations techniques
L’EPR se distingue des réacteurs nucléaires de deuxième génération, principalement par sa conception et sa sûreté renforcées :
- Quatre systèmes redondants divisent par 10 les risques d’accident.
- Des dispositifs d’urgence redondants assurent l’alimentation et le refroidissement en cas de coupure électrique totale.
- Une enveloppe protectrice en béton de 2,6 mètres d’épaisseur confine la matière nucléaire à l’intérieur et protège le réacteur nucléaire de toutes atteintes extérieures, d’origine naturelle ou humaine.
- L’épaisse plaque de béton, sur laquelle est fixé le réacteur, évite la dispersion de matière nucléaire en cas de fonte du cœur et protège contre les séismes.
- Avec son récupérateur de corium destiné à collecter, confiner et refroidir la matière radioactive en cas de problèmes, l’EPR réduit significativement les risques d’accident de fusion du cœur et les impacts radiologiques.
2007 – 2024 : un chantier de 17 ans
Après dix-huit mois de travaux préparatoires, le premier béton est coulé le 3 décembre 2007. Les premières années sont consacrées à la structure. Le montage de la turbine débute trois ans après, en décembre 2010.
La salle de commande est installée en 2011. La construction du réacteur nucléaire démarre en 2012, symbolisée en 2013 par la pose du dôme du bâtiment réacteur.
Le premier report de la mise en service est annoncé en 2014 après la découverte de la non-conformité du couvercle et du fond de la cuve du réacteur nucléaire.
Les essais « à froid » et « à chaud » d’ensemble commencent en 2017 pour une durée de trois ans. Le combustible nucléaire est livré en 2021, après autorisation de l’ASN. La même année, la ministre de la Transition écologique donne à EDF l’autorisation d’exploiter l’EPR de Flamanville. Mais la mise en service est de nouveau reportée pour permettre la reprise des soudures.
Les essais de requalification d’ensemble (ERE) se déroulent à l’automne 2023. Après des essais concluants, la vérification de 400 critères de sûreté et de disponibilité et une consultation publique, l’ASN délivre l’autorisation de mise en service le 7 mai 2024.
Quelles sont les causes des retards de l’EPR de Flamanville ?
Tout au long du chantier, EDF a dû surmonter des défis techniques. Fissures dans la dalle de béton, anomalies de certaines armatures en fer, défaut de fabrication du liner destiné à l’étanchéité de l’enceinte de confinement ponctuent les débuts du projet.
En 2014, une anomalie de fabrication de l’acier du couvercle et du fond de la cuve du réacteur EPR de Flamanville est découverte.
Après la justification d'Areva NP (devenue à nouveau Framatome en 2018), l'ASN et l'IRSN déclarent que le fond de la cuve est apte, sous réserve de contrôles périodiques. En revanche, le remplacement du couvercle est d’ores et déjà prévu après un premier cycle de fonctionnement.
En 2017, des non-conformités sont constatées au niveau des soudures du circuit secondaire principal, assurant le transfert de la vapeur d’eau vers la turbine. Le risque de rupture est avéré. Des écarts de soudures sont aussi observés sur le circuit primaire.
Des travaux de remise à niveau sont engagés en 2020. Ce chantier complexe, utilisant pour la première fois des outillages téléopérés et un nouveau procédé de traitement thermique de détensionnement (TTD), a nécessité de nombreux mois d’études et de qualification.
Mise en service de l’EPR de Flamanville en 2024 : les prochaines étapes
Depuis l’autorisation de mise en service le 7 mai 2024, EDF a engagé la procédure de démarrage, sous contrôle étroit de l’ASN.
La préparation du démarrage de l’EPR
Dès le 8 mai 2024, le chargement de l’uranium dans la cuve du réacteur a commencé. Des essais précritiques ont été effectués en juin 2024, avec le passage de la température du circuit primaire principal et des circuits secondaires principaux à plus de 110°C.
La prochaine étape devrait se dérouler d’ici fin juillet. Il s’agit de la divergence du réacteur, c’est-à-dire le démarrage de la réaction en chaîne de la fission nucléaire. Elle sera suivie de la connexion de la turbine au réseau électrique.
Les essais de démarrage de l’EPR
Le démarrage effectif de la production électrique nucléaire pourra alors commencer. Les essais se déroulent par paliers. L’augmentation de la puissance est progressive, jalonnée par des accords de l’ASN autorisant la poursuite des essais.
Un premier contrôle de l’Autorité de Sûreté Nucléaire est prévu au seuil des 25 % de la puissance de l'EPR. L’ASN vérifie alors la calibration du système de protection du réacteur.
L’Autorité intervient une seconde fois au seuil des 80 % de puissance pour s’assurer de la conformité de l'installation à sa démonstration de sûreté. L’objectif est d’atteindre les 100 % de la puissance du réacteur nucléaire d’ici fin 2024.
Des inspections complémentaires sont prévues tout au long de la phase de démarrage et d’essais.
Les travaux après la mise en service de l’EPR
Après le démarrage de la production, les travaux devront reprendre. L’autorisation de mise en service de l’ASN est soumise au remplacement de plusieurs équipements dans les prochaines années.
Le remplacement du couvercle de la cuve est d’ores et déjà prévu 18 mois après le démarrage, lors de la première recharge de combustible.
Deux soupapes de protection des circuits secondaires principaux devront être changées d’ici six ans, et les échangeurs entre les circuits de réfrigération intermédiaire (RRI) et d’eau brute secourue (SEC) devront aussi être remplacés avant la première visite décennale.
Quelles seront les retombées économiques et environnementales de l’EPR de Flamanville ?
Il est encore tôt pour dresser un bilan économique et environnemental du projet d’EPR à Flamanville. Sa construction est avant tout synonyme de surcoûts. Pourront-elles être compensées par la baisse du coût de la production d’électricité nucléaire et la réduction de l’impact environnemental ? La question reste en suspens.
L’impact économique de l’EPR de Flamanville
D’un point de vue économique, l’EPR de Flamanville brille essentiellement par ses retombées économiques locales.
En Région Normandie, sa construction a mobilisé 800 salariés d’EDF et 2 000 salariés d’entreprises prestataires. Au total, 1400 demandeurs d’emploi ont été recrutés et formés. Autour de ce chantier d’envergure, 58 projets d’infrastructures ont été portés en lien avec les axes routiers, la construction, la rénovation, l’enfance, la santé ou le sport.
Le bilan économique national est beaucoup plus mitigé. L’EPR de Flamanville est pointé du doigt pour ses dérives budgétaires. Initialement estimée à 3,3 milliards d’euros, sa construction est aujourd’hui évaluée à 13,2 milliards d’euros par EDF, soit quatre fois le budget initial.
Au total, la Cour des Comptes chiffre l’investissement à 19,1 milliards d’euros, en incluant la mise en service du réacteur nucléaire et les intérêts d’emprunt. Les gains financiers et techniques seront-ils à la hauteur de ces surcoûts ? Cela reste à confirmer d’après la Cour des Comptes.
L’impact environnemental de l’EPR de Flamanville
Selon EDF, la technologie EPR réduit de 30 % la quantité de déchets nucléaires radioactifs. L’EPR consomme 17 % d’uranium en moins par rapport aux réacteurs nucléaires de 1 300 MW. La fission plus complète de l’uranium génère moins de matière irradiée.
L’EPR devrait aussi à terme pouvoir utiliser 100 % de combustible MOX recyclé, un mélange d’oxyde d’uranium et d’oxyde de plutonium.
L’EPR participe aussi à la réduction des émissions de CO2 et à la décarbonation, avec son mode de production d’électricité bas carbone. Selon l’ADEME, le kWh nucléaire émet 6g de CO2 contre 418 g de CO2 pour les centrales à gaz, 1 058 g de CO2 pour les centrales à charbon, 10 g de CO2 pour l’éolien et 30 g pour le solaire photovoltaïque.
Malgré ces bons résultats environnementaux, l’EPR reste sujet à controverses. Sa construction n’a pas été sans impact sur l’environnement. Mais c’est surtout la question légitime des déchets nucléaires et de leur gestion qui continue à cristalliser l’opposition à l’énergie nucléaire.
La mise en service de l’EPR de Flamanville marque la fin d’une épopée longue de 35 ans. Malgré les défis techniques, les déboires opérationnels et les oppositions, la production électrique devrait débuter cet été 2024 pour atteindre sa puissance totale à la fin de l’année.
Futur fleuron du nucléaire en France, l’EPR de Flamanville s’inscrit dans la stratégie de transition énergétique et de décarbonation de la France.
Ce retour d’expérience ouvre la voie vers une version de réacteur nucléaire plus simple à construire : les EPR2. La France vise la construction de six EPR2 et de huit EPR2 additionnels, avec une première mise en service en 2035 sur le site de la centrale nucléaire de Penly en Normandie.