Ces industriels français qui risquent la coupure
Vladimir Poutine ne cesse de faire monter la pression sur ses clients européens en voulant les forcer à payer en roubles. Face au refus de ces derniers, le risque de voir l'Europe privée de gaz russe augmente de jour en jour. L'Allemagne et l'Autriche ont déclenché leur plan d'urgence. La France met la dernière main au sien, qui devrait paraître sous forme de décret ces prochains jours. Pour l'élaborer, les pouvoirs publics ont ressorti de leurs tiroirs un vieux projet de texte encadrant les coupures ciblées et d'urgence en cas de manque de gaz - appelées« délestages ». Les particuliers ne sont pas concernés. Le projet de décret ne vise que les quelque 5 000 sites industriels et gros consommateurs. « Il s'agit d'un dispositif de dernier ressort », précise-t-on au ministère de la Transition écologique. Les préfets doivent en parallèle dresser la liste des sites qui ne peuvent pas être interrompus, comme les hôpitaux et certains sites industriels.
Si la Russie décidait de fermer le robinet, cela se ressentirait en France dans les deux ou trois jours, le temps que le déficit de gaz se répercute le long des gazoducs (la molécule de méthane s'y déplace à la vitesse de 30 km/h). Il faudrait alors couper d'urgence les gros consommateurs pour lesquels cet arrêt ne détruirait pas le matériel industriel. « Il n'est pas question d'interrompre en masse et de façon indiscriminée des grands consommateurs industriels, mais d'avoir des raisonnements proportionnés », précise-t-on au ministère de l'Industrie. Couper le gaz à des consommateurs n'est pas aussi simple que de couper l'électricité : cela ne se fait pas à distance ni de façon automatique. C'est au consommateur de fermer le robinet. Le gestionnaire du réseau doit donc contacter individuellement chaque industriel visé, par exemple par téléphone, pour lui demander de réduire ou d'arrêter sa consommation de gaz naturel.
“Il n'est pas question d'interrompre en masse et de façon indiscriminée des grands consommateurs industriels ” ministère de l'Industrie
En parallèle du travail sur le décret « délestage », des discussions sont en cours entre les représentants des industriels et le gouvernement sur les économies de gaz à réaliser d'ici l'hiver, afin de s'affranchir progressivement du gaz russe (17 % de la consommation française gazière aujourd'hui). Il s'agit de mettre en place des lignes de conduite pour allouer au mieux les molécules de gaz, en faisant portant l'effort sur les sites moins prioritaires et capables de réduire leur consommation sans trop de dommages. « Il faut allouer les molécules de gaz là où il y a la plus grande valeur ajoutée pour la nation », reconnaît Nicolas de Warren, le président de l'Uniden, qui représente les industries grandes consommatrices d'énergie. Plusieurs critères sont pris en compte : le caractère stratégique de la production de l'usine, la valeur ajoutée dégagée, le degré d'intégration dans une chaîne d'approvisionnement nationale.
L'industrie est un secteur particulièrement gourmand en gaz naturel. Certains processus de production utilisent massivement la chaleur, via des chaudières tournant à cet hydrocarbure. « L'arbitrage sera délicat à faire entre les différentes industries et entreprises », prévient un industriel. Beaucoup des sites consommant plus de 5 GWh de gaz par an ne peuvent pas se sevrer de cette source d'énergie sans graves conséquences. Pas question de couper le gaz aux raffineries, qui l'utilisent dans leurs vapocraqueurs pour produire des carburants. S'il arrêtait son four fonctionnant à 1 500 °C, un verrier casserait son matériel à cause de phénomènes de dilatation lors du refroidissement. En théorie, « il est possible d'arrêter la production, tout en maintenant le four à une chaleur qui ne l'endommage pas mais permet de moins consommer de gaz . Sauf, qu'il faut trois semaines pour réaliser cette opération », précise-t-on chez Saint-Gobain. Cela ne fonctionne donc pas en cas de coupure brutale du gaz.
Les papetiers, qui utilisent le gaz pour faire tourner leurs séchoirs, ont eux la possibilité de réduire leur consommation de cette énergie ; mais cela réduirait leur production. Les industriels de l'agroalimentaire peuvent également s'adapter, en réduisant leur fabrication, en donnant la priorité à certains produits. Mais un tel régime sur longue durée pourrait finir par poser des problèmes de pénuries. « Nous n'avons à ce stade pas de solution miracle si le gaz venait à faire défaut, mais le risque semble tout de même faible », glisse-t-on chez le sucrier Cristal Union, qui espère faire partie des prioritaires.
« Nos concitoyens ne sont pas conscients que nous manquons d'énergie en Europe et qu'il va falloir se rationner dans les mois et les années qui viennent » Un grand dirigeant gazier français
Indépendamment des lignes de conduite qui seront définies entre les industriels et le gouvernement, le « signal prix » pourrait provoquer à lui seul une baisse de la consommation de gaz. Avec la multiplication par six du coût du mégawattheure de gaz depuis janvier 2021, certains industriels seront contraints, pour préserver leur rentabilité, de diminuer, voire d'arrêter leur production. Certains risquent également de délocaliser. « En Europe, nous sommes maintenant les champions du monde des prix du gaz, alerte Thérèse Marion Sliva, du Cleee, une association de grands consommateurs industriels et tertiaires français d'énergie.
Les industriels qui peuvent arbitrer entre plusieurs sites de production dans le monde chercheront à relocaliser leur production là où l'énergie est beaucoup moins chère, comme aux États-Unis. »
De façon plus positive, la baisse de la consommation de gaz pourrait aussi venir d'un recours à d'autres énergies. Problème : opérer une telle bascule nécessite de lourds investissements, donc du temps. Les papetiers ont fait ce travail ces dernières années et parviennent à produire 64 % de leur chaleur grâce à la biomasse (bois recyclé, par exemple). Le gouvernement entend aussi, dans le cadre du plan de relance, lancer en urgence un appel à projets de 150 millions d'euros pour substituer les chaudières au gaz par des chaudières fonctionnant à la biomasse. Le ministère de l'Industrie veut aussi repêcher les dossiers déposés pour des demandes de subvention écartés dans un premier temps, mais permettant d'économiser du gaz.
Par ailleurs, pour assurer l'hiver prochain, la France a débuté le remplissage en mars de ses colossaux stockages souterrains de gaz. Ces cavités immenses peuvent abriter 35 milliards de mètres cubes de cet hydrocarbure, alors que la France consomme en une année 47 milliards de mètres cubes. Les fournisseurs ont l'obligation de remplir leur quota de stockage durant la belle saison, afin d'y puiser les molécules nécessaires en hiver.
« C'est le sujet numéro un : avoir les stocks pleins, insiste Nicolas de Warren. Au vu des prix de marché du gaz actuel, cela coûtera cher. » Cinq fois plus cher que les années précédentes, en réalité, soit 10 milliards d'euros, selon la Commission de régulation de l'énergie (CRE).
SIX INDUSTRIES PARTICULIÈREMENT DÉPENDANTES
“Si on nous coupait le gaz russe immédiatement, nous serions en très grande difficulté ” Emmanuel Sire, président du courtier SirEnergies
Problème, « à cause d'une pénurie actuelle de production nucléaire, les turbines des centrales électriques au gaz tournent à fond en ce moment. Du coup, les stockages se remplissent plus lentement, prévient Emmanuel Sire, président du courtier SirEnergies. Bref, si on nous coupait le gaz russe immédiatement, nous serions en très grande difficulté. C'est donc maintenant qu'il faut économiser du gaz comme de l'électricité, pour pouvoir remplir au plus vite les réserves. Tous les petits gestes comptent. »
Pour sécuriser l'approvisionnement, les grands acteurs du gaz et les pouvoirs publics ont accéléré les importations en provenance des États-Unis et du Qatar sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL). Afin d'accueillir ces mètres cubes supplémentaires de GNL, les capacités des trois terminaux portuaires d'importation sont en train d'être augmentées. Il faut en effet, à la sortie du bateau méthanier, regazéifier le gaz et l'écouler sans heurt sur les réseaux. L'arrivée d'un terminal GNL flottant au Havre est aussi en cours d'étude - mais il pourrait ne pas être opérationnel avant un an, préviennent certaines sources au fait du dossier. Toutefois, analyse Philippe Charlez, expert énergie à l'institut Sapiens, le GNL n'est pas la solution miracle. « Pour se passer du gaz russe, il faudrait diriger vers l'Europe un tiers du marché mondial du GNL, ce qui reviendrait à priver l'Asie de 50% des volumes de GNL qu'elle consomme habituellement. », estime-t-il. Difficilement imaginable.
Stockages et importations de GNL ne suffiront donc pas. Un grand dirigeant gazier français s'inquiète :
« Nos concitoyens ne sont pas conscients que nous manquons d'énergie en Europe et qu'il va falloir se rationner dans les mois et les années qui viennent ». ¦
par Olivia Detroyat, Emmanuel Egloff et Guillaume Guichard